[TRIBUNE] Etat d'urgence sanitaire et commande publique : renversement de la logique de répartition des compétences entre les assemblées délibérantes et les exécutifs locaux (Ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020).

Les questions soulevées par l’épidémie de COVID-19 et ses effets sur les contrats publics trouvent, au fil des jours, leurs réponses.

●  Pour mémoire, une première ordonnance, adoptée par le Gouvernement, le 25 mars 2020 (n° 2020-319) introduisait diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et, plus généralement, des contrats publics.

Toutefois, au sein des collectivités territoriales, et plus spécifiquement encore, des Communes, prises en étau entre l’épidémie de COVID-19 et l’entre-deux tours des élections municipales, s’est rapidement posée la question de la compétence, pour prendre lesdites décisions en matière de passation et d’exécution des contrats publics.

En d’autres termes, posés simplement : qui fait quoi ?

●  La Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 apportait – indirectement – une première série de réponses, en décidant, notamment, de :

  • Décaler l’entrée en fonction des conseillers municipaux nouvellement élus à une date ultérieure, qui sera fixée, par Décret, au plus tard, au mois de Juin 2020 (cf. art. 19-III de la Loi précitée) ;
  • Prolonger les mandats des conseillers municipaux en exercice avant le 1er tour ;

Ces dispositions décalant d’autant la tenue des conseils municipaux d’installation, dont l’objet est, notamment et principalement, la désignation du Maire et de ses adjoints (cf. art. L. 2121-7 du Code général des collectivités territoriales), les mandats des Maires en exercice avant le 1er tour étaient, eux aussi, par conséquent, prolongés (cf. art. L. 2122-15 du même Code).

●  Une fois ce premier point purgé, il restait tout de même à définir précisément le périmètre des décisions pouvant effectivement être prises par les Maires et les élus dont les mandats étaient ainsi prolongés.

En effet, jusqu’à présent, le Maire et les élus étaient tenus de se limiter à la gestion des affaires courantes, entre les deux tours de l’élection municipale (cf. CE, 1er avril 2005, Commune de Villepinte, n° 262078).

Or, on le sait, en matière contractuelle, cette notion de « gestion des affaires courantes » est un obstacle à un nombre important de décision.

Ainsi, par exemple, les décisions de procéder à l’attribution d’un marché public (cf. CE 28 janvier 2013, Syndicat mixte Flandre Morinie, n° 358302) ou de signer un marché (cf. CE 23 décembre 2011, Min. de l’Intérieur c/ SIDEN et SIAN, n° 348647 et 348648) ne relèvent, en principe, pas d’une telle gestion des affaires courantes, sauf si la conclusion des contrats en cause est justifiée par une urgence particulière.

D’une manière générale, ainsi que le rappelle une réponse du Ministère de l’intérieur du 16 octobre 2014, s’appuyant en cela sur une décision du Conseil d’Etat du 23 décembre 2011 : « lorsque les pouvoirs de l’assemblée délibérante expirent à l’occasion de son renouvellement

intégral, un marché ne peut plus être ni attribué, ni approuvé par l’assemblée délibérante, ni a fortiori signé, pendant le renouvellement de l’assemblée délibérante jusqu’à l’installation de la nouvelle équipe municipale (CE, 23 décembre 2011, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, n° 348647 et 348648) ».

Par conséquent, la seule prolongation des mandats des élus locaux aurait été insatisfaisante, car, ainsi limités dans l’exercice de leur pouvoir, un fort doute aurait plané sur leur capacité juridique à conclure de nouveaux contrats, ou à modifier des contrats en cours d’exécution, en bref, à mettre en œuvre les décisions visées par l’ordonnance n° 2020-319.

●  Par l’Ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020, le Gouvernement apporte des réponses, et des modifications importantes dans le fonctionnement habituel des collectivités territoriales.

En effet, l’article 1 de l’Ordonnance procède à un « renversement » important, dans la logique de répartition des compétences, entre les exécutifs et les organes délibérants locaux.

Jusqu’à présent, les exécutifs étaient, par principe, incompétents pour prendre « toute décision concernant la préparation, la passation, l’exécution et le règlement des marchés et des accords-cadres ainsi que toute décision concernant leurs avenants, lorsque les crédits sont inscrits au budget  », et ne pouvaient prendre de telles décisions qu’après y avoir été expressément habilités par l’assemblée délibérante.

Désormais, l’exécutif dispose, par principe, de la compétence pour l’exercice de ces attributions.

Cette compétence reste toutefois, exercée « par délégation » de l’organe délibérant.

Ainsi, par exemple, selon les dispositions de l’article 1-I de l’ordonnance précitée : « le maire exerce, par délégation, les attributions mentionnées aux 1°, 2° et du 4° au 29° de l’article L. 2122-22 du code général des collectivités territoriales  ».

Les organes délibérants ne sont donc pas dépouillés de leurs pouvoirs, au profit des exécutifs locaux : le Gouvernement a organisé une délégation de plein droit, exceptionnelle, permettant d’escamoter la traditionnelle habilitation expresse.

La même logique est appliquée aux Présidents d’EPCI, aux Présidents des Conseils Départementaux et Régionaux.

●  En contrepartie, les assemblées délibérantes doivent être informées « sans délai » des décisions prises par l’exécutif, en exécution de la disposition précitée.

Elles peuvent, par ailleurs, décider « à tout moment » de retirer à l’exécutif tout ou partie de ses attributions.

Parallèlement, l’Ordonnance autorise la tenue par « visioconférence ou à défaut audioconférence » des assemblées délibérantes (cf. art. 6), et abaisse le nombre minimum de demandes motivées permettant de contraindre l’exécutif à convoquer leur réunion.

Ainsi, là où, en temps normal, l’assemblée délibérante doit être convoquée sur demande motivée du tiers de ses membres (cf. art. L. 2121-9, L. 3121-10, L. 4132-9 du Code général des collectivités territoriales), désormais, une demande du cinquième de ses membres suffit.

● En définitive, les collectivités devront prendre particulièrement garde à ce que les décisions prises en matière de préparation, de passation, d’exécution, de règlement des marchés et des accords-cadres, et d’avenants, soient prises par l’organe effectivement compétent.

Il faut éviter, d’une part, le cas d’une décision, prise par l’exécutif, visant une délégation de compétence qui n’a pas (plus) lieu d’être, pendant l’état d’urgence sanitaire.

Il faut également éviter le cas d’une décision, prise par l’exécutif, visant le texte de l’Ordonnance, alors que tout ou partie des attributions lui auraient été retirées, par décision ultérieure de l’organe délibérant.

Il faut, surtout, éviter la décision prise par l’organe délibérant, alors que, par l’effet de l’ordonnance, l’organe compétent pour prendre la décision était l’exécutif local.

En effet, une fois l’attribution déléguée, le déléguant est réputée être dessaisi de sa compétence, et ne peut donc plus l’exercer, avant d’avoir mis fin ou d’avoir modifié la délégation (voir, en ce sens, CE, 2 octobre 2013, Commune de Fréjus, n° 357008).

En d’autres termes, avant toute décision, il conviendra de faire, au cas par cas, un point précis sur l’état de la répartition des compétences, entre les exécutifs et les organes délibérants locaux.

●  Les conséquences contentieuses d’une décision prise par une autorité incompétente sont diverses.

D’une manière générale, l’incompétence n’est pas à prendre à la légère, car il s’agit d’un vice grave.

Ainsi, par exemple, l’incompétence, affectant la signature d’un contrat, est un vice du consentement (cf. CE, 8 octobre 2014, A.C.R.A.U, n° 370588 ; CAA de Lyon, 1er mars 2012, n° 10LY02532) pouvant entraîner l’annulation du contrat.

En effet, le vice du consentement est l’une des hypothèses expressément visée par la décision du Conseil d’Etat Département de Tarn-et-Garonne (CE, 4 avril 2014, n° 358994) comme justifiant « l’annulation totale ou partielle » du contrat.

L’incompétence frappant une mesure d’exécution du contrat, telle que, par exemple, une résiliation pour faute, aura pour effet, au pire, d’entraîner l’annulation de la décision, au mieux, si la décision est justifiée au fond, d’empêcher la mise à la charge du titulaire du marché résilié du surcoût de la passation du marché de substitution (voir, en ce sens, CAA de PARIS, 20 juin 2014, 11PA02476).

L’incompétence est toutefois, et fort heureusement, un vice généralement régularisable.

Le moyen le plus simple pour ce faire est encore de demander à l’organe effectivement compétent d’exprimer son accord, à postériori, sur la décision en cause.

Ainsi, par exemple, la délibération du conseil municipal, intervenant après la signature du marché par le Maire incompétent, pouvant être interprété comme un « accord a posteriori à la conclusion du contrat en litige », permet de régulariser la décision de signature (voir, en ce sens, CE, 8 octobre 2014, A.C.R.A.U, précitée ; CE, 8 juin 2011, Commune de Divonne-les-Bains, n° 327515 ; CE, 31 juillet 2009, Ville de Grenoble, n° 296964).

 

Kévin Holterbach
Avocat au Barreau de Lille