CRITERES DE SELECTION ET DEVELOPPEMENT DURABLE : QUELLE MARGE DE MANŒUVRE POUR LES ACHETEURS PUBLICS ?

Une récente décision du Tribunal Administratif de Dijon du 19 mai 2021 (Société Impéry Volailles, n° 2101212) analysant, notamment, la régularité d’un critère de sélection des offres tiré de la politique « RSE » (responsabilité sociétale ou sociale des entreprises) des soumissionnaires, ainsi que, bien sûr, la Loi Climat et Résilience, adoptée en commission mixte paritaire le 20 juillet 2021, nous donne l’occasion de faire un point plus complet sur la régularité des critères prenant en compte des considérations environnementales et/ou sociales.

En d’autres termes, jusqu’ou peut-on aujourd’hui aller, dans la mise en place de tels critères de sélection des offres ?

I. LE LIEN AVEC L’OBJET DU CONTRAT : UN EPOUVANTAIL A REMISER AU PLACARD ?

En l’occurrence, s’interroger sur le lien entre le critère et l’objet du marché est de l’ordre du reflexe quasi-pavlovien, sans doute du fait de la sévérité initiale du juge administratif.

En effet, dans un premier temps, un lien fort entre les critères « développement durable » et l’objet du marché fut exigé.

Un critère relatif aux « performances en matière d’insertion de publics en difficulté » fut, par exemple, censuré, au motif que les prestations attendues ne présentaient pas de lien « par nature » avec les prestations de déménagement, stockage et transfert de mobiliers, objet du marché (cf. CAA de Douai, 29 novembre 2011, n° 10DA01501).

La Jurisprudence « Nantes Métropole » de 2018, sur toutes les lèvres dès que le sujet est abordé, témoignait donc déjà, en réalité, de modalités de contrôle plus souples.

Ainsi, s’agissant du critère « RSE » (mais le raisonnement est transposable au-delà) le juge se contente d’exiger que le critère mis en place ait pour but d’évaluer les mesures que les soumissionnaires se proposent de mettre en œuvre dans le cadre de l’exécution du contrat, et non d’évaluer la politique RSE globale des soumissionnaires (contrôle qui était d’ailleurs celui du juge administratif depuis au moins 2013 : voir, par exemple, CE, 15 février 2013, n° 363921 ; et donc CE, 25 mai 2018, Nantes Métropole, n° 417580) :

« l’acheteur peut, pour sélectionner l’offre économiquement la plus avantageuse, mettre en œuvre des critères comprenant des aspects sociaux, c’est à la condition, notamment, qu’ils soient liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution ; qu’à cet égard, des critères à caractère social, relatifs notamment à l’emploi, aux conditions de travail ou à l’insertion professionnelle des personnes en difficulté, peuvent concerner toutes les activités des entreprises soumissionnaires, pour autant qu’elles concourent à la réalisation des prestations prévues par le marché ; que ces dispositions n’ont, en revanche, ni pour objet ni pour effet de permettre l’utilisation d’un critère relatif à la politique générale de l’entreprise en matière sociale, apprécié au regard de l’ensemble de son activité et indistinctement applicable à l’ensemble des marchés de l’acheteur, indépendamment de l’objet ou des conditions d’exécution propres au marché en cause  »

Cette position est sans doute critiquable, ou, tout du moins, améliorable, au regard de l’objectif final, car elle peut aboutir au paradoxe de devoir attribuer le marché à une entreprise dont on sait que l’activité globale est, par ailleurs, environnementalement et/ou socialement néfaste ou, en tous les cas, moins performante sur ces points que celle des concurrents évincés.

Elle a toutefois le mérite d’être simple, et pratique, pour les acheteurs publics.

Tout semblait dit, et devoir en rester là.

Toutefois, récemment, plusieurs décisions permettent de penser que le juge administratif à encore relâché son étreinte, brouillant par la même occasion la ligne claire posée par la décision Nantes Métropole précitée.

  • Ainsi : « Un critère ou un sous-critère relatif au nombre d’emplois locaux dont la création sera induite par la gestion et l’exploitation d’un port, lequel est une infrastructure concourant notamment au développement de l’économie locale, doit être regardé comme en lien direct avec les conditions d’exécution du contrat de délégation de la gestion de ce port » (cf. CE, 20 décembre 2019, n° 428290) ;
  • Dans le cadre de la passation d’un contrat de concession de transport public, le critère « approche sociétale et de développement durable et qualité des actions menées pour l’insertion » a été validé, comme lié à l’objet du contrat, au motif qu’une annexe au règlement de la consultation précisait que la réponse des soumissionnaires devait présenter la politique RSE mise en œuvre « dans le cadre de l’exploitation du réseau global de mobilité  » (TA de Rennes, 21 mai 2019, Société Kéolis, n° 1902087) ;
  • Enfin, très récemment donc, le juge administratif a validé, comme lié à l’objet du contrat, un critère « RSE sur la qualité de service  » pondéré à 15 % de la note finale, au motif que, selon le règlement de la consultation, ce critère s’appréciait « au regard du mémoire technique des candidats avec la description : de la livraison (fréquence et jours proposés, respect des délais, plages horaires de livraison) / – développement durable (achats locaux et de proximité, court-circuit, maîtrise des paramètres de livraison – consommation – optimisation des tournées – remplissage des camions – impact carbone etc…) / – lutte contre le gaspillage alimentaire / engagements sociaux  », sans autre explication…

Si cette souplesse est évidemment bienvenue, au regard de l’obligation qui se profile de mise en place d’au moins un critère environnemental ou social dans toutes les procédures de passation (cf. la Loi « Climat et résilience »), elle peut être dissuasive, par manque de lisibilité.

Surtout, elle ne doit pas masquer les véritables zones de risque.

II. LES VERITABLES ZONES DE RISQUE DANS LA DEFINITION DES CRITERES DE DEVELOPPEMENT DURABLE

Nous identifions, à l’heure actuelle, pour les acheteurs publics, deux principales zones de risque, dans la définition de critères de sélection tirés de considérations de développement durable :

  • La première, dans la définition de la méthode de notation des critères (a) ;
  • La seconde, dans la proportionnalité de la complexité des critères mis en place par rapport aux moyens à disposition des opérateurs susceptibles de répondre (b) ;

a) La question de la méthode de notation a longtemps été regardée – à tort – comme un îlot de liberté pour l’acheteur public, exempt de tout risque contentieux.

Cette impression vient sans doute du fait qu’à la différence des critères, la méthode de notation n’a pas à être rendue publique.

En réalité, la jurisprudence récente confirme que la définition de la méthode de notation de chaque critère doit faire l’objet d’une attention toute particulière.

En effet, « ces méthodes de notation sont entachées d’irrégularités si, en méconnaissance des principes fondamentaux d’égalité de traitement des candidats de transparence des procédures, elles sont par elles-mêmes de nature à priver de leur portée les critères de sélection ou à neutraliser leur pondération et sont, de ce fait susceptibles de conduire, pour la mise en œuvre de chaque critère, à ce que la meilleure note ne soit pas attribuée à la meilleure offre, ou, au regard de l’ensemble des critères pondérés à ce que l’offre économiquement la plus avantageuse ne soit pas choisie » (voir, par exemple, Conseil d’Etat 24 mai 2017, n° 405787 ; ou plus récemment encore CE,  20 novembre 2020, n° 427761 ).

Une méthode de notation irrégulière peut donc conduire à une annulation de la procédure de passation, ou une annulation ou résiliation du contrat (selon le recours choisi par le tiers).

Ainsi, est irrégulière la méthode qui aboutit à créer des écarts irrattrapables, quelle que soit la note obtenue sur les autres critères (CAA Paris, 8 février 2016, n° 15PA002953).

Il en va de même d’une méthode de notation qui neutraliserait les écarts objectivement non négligeables entre les offres (voir, par exemple, TA Rennes, 16 janvier 2019, Société SEAOWL France, n°1806065 ; ou encore CE, 30 novembre 2011, n°350788). Ainsi, par exemple, une méthode de notation du prix subjective doit toujours consister à attribuer la note maximale au candidat le moins-disant, et à noter les autres offres par rapport aux prix proposé par le moins-disant (à condition bien sûr qu’il ne soit pas l’auteur d’une offre anormalement basse).

Il en va de même d’une méthode de notation conduisant à attribuer une note négative (cf. CE, 18 décembre 2012, n° 362532), ou à ne pas attribuer la meilleure note au candidat auteur de la meilleure offre (cf. CE, 29 octobre 2013, n° 370789).

Par conséquent, il ne suffit pas de définir des critères de développement durable présentant un lien suffisant avec l’objet du marché ou ses conditions d’exécution. Il faut également définir une méthode de notation précise, objective, permettant de retranscrire fidèlement les écarts entre les différentes offres, sur ces critères.

Bien sûr, il faut également que ces méthodes de notation soient définies avant la publication des documents de consultation des entreprises : les méthodes de notation ne peuvent pas être définies après l’ouverture des plis, en fonction de leur contenu, car cela consisterait immanquablement à méconnaître les principes de transparence des procédures et d’égalité entre les candidats.

b) Enfin, les critères doivent également être adaptés au montant du marché, à son objet et aux soumissionnaires potentiels, au risque de restreindre artificiellement la concurrence.

En d’autres termes, ériger des critères de sélection exigeant des candidats un travail conséquent de rédaction et de mobilisation de preuves de la réalité de leurs affirmations, pour un marché d’un faible montant, relatif à une prestation relativement courante, découragera immanquablement les opérateurs, et, surtout ceux disposant de moyens limités (artisans, TPE/PME).

Par conséquent, il faudra également veiller à la proportionnalité des critères érigés, sous peine de faire l’objet d’un recours fondé sur la méconnaissance des principes de liberté d’accès des procédures et de rupture d’égalité entre les candidats.

Les défis restent donc multiples. Ils sont désormais, au surplus, inévitables.