Loi ASAP : quel avenir pour les marches de prestations juridiques ?

Les dispositions de la Loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique, dite Loi « ASAP », ont déjà fait couler beaucoup d’encre.

En matière de commande publique, quelque peu cachées derrière la « tête de gondole » de l’article 131, permettant de se dispenser de publicité et de mise en concurrence en raison d’un motif d’intérêt général, les dispositions de l’article 140 n’étaient pas moins attendues, par une partie au moins des professions du droit, et par les avocats notamment.

Font désormais partie des « autres marchés », pouvant être passés sans publicité ni mise en concurrence, et soumis à un régime d’exécution très allégé, les marchés de services juridiques suivants (cf. art. L. 2512-5 du Code de la commande publique) :

  • d) Les services juridiques de représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, devant les autorités publiques ou les institutions internationales ou dans le cadre d’un mode alternatif de règlement des conflits ;
  • e) Les services de consultation juridique fournis par un avocat en vue de la préparation de toute procédure mentionnée au d du présent 8° ou lorsqu’il existe des signes tangibles et de fortes probabilités que la question sur laquelle porte la consultation fera l’objet d’une telle procédure » ;

La nouvelle est de taille pour les Avocats, tant le maintien, par l’ordonnance (n° 2015-899 du 23 juillet 2015) et le décret (n° 2016-360 du 25 mars 2016), d’une partie des prestations juridiques, dans le champs des obligations de publicité et de mise en concurrence, avait été vécue, disons-le franchement, comme une injustice.

I. Quels changements théoriques ?

● Si l’année 1998 reste comme un merveilleux souvenir pour quiconque s’intéresse de près ou de loin au football, elle avait pourtant mal commencé pour les Avocats.

En effet, un décret du 27 février 1998 ajoutait à la liste des marchés négociés dont la passation doit, lorsque leur montant dépasse le seuil de 300 000 Francs, être précédée d’une mise en concurrence préalable, les marchés de services « ayant pour objet des services juridiques« .

Un bon nombre des instances représentatives de la profession avaient alors contesté ce décret. Las, par un arrêt du 9 avril 1999, Toubol-Fisher, n° 196177, le Conseil d’Etat affirmait qu’ « aucun principe ne fait obstacle à ce que les contrats conclus entre un avocat et une collectivité publique pour la représentation en justice de celle-ci doivent être précédés d’une procédure de mise en concurrence préalable ».

● Cette position sera celle maintenue, jusqu’au début de l’année 2014, qui devait voir l’Allemagne remporter sa quatrième coupe du monde de Football.

Les Avocats pensaient y voir une déréglementation quasi-totale, puisque l’article 10 d) de la directive européenne 2014/24/UE du 26 février 2014 excluait expressément de son champ d’application les marchés publics de service ayant pour objet certains services juridiques, dont notamment :

  • i) la représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’un arbitrage, d’une conciliation ou d’une procédure devant les juridictions ou les autorités publiques d’un État membre ou d’un pays tiers ou devant les juridictions ou institutions internationales ;
  • ii) du conseil juridique fourni en vue de la préparation de toute procédure visée au point précédent, ou lorsqu’il existe des signes tangibles et de fortes probabilités selon lesquels la question sur laquelle porte le conseil fera l’objet d’une telle procédure ;

De plus, la Directive prévoyait que les services juridiques non exclus par principe, au titre des dispositions susvisées, n’étaient soumis à l’application des directives que lorsque leur valeur dépasse un certain seuil : 750.000€ HT pour les marchés relevant de la directive 2014/24/UE, 1.000.000€ HT pour les marchés relevant de la directive 2014/25/UE.

● Toutefois, pour une raison qui nous échappe encore au jour de rédaction de la présente, la Directive était surtransposée, aboutissant, au lieu et place de la souplesse promise, à un régime des plus byzantins.

Ainsi :

  • par principe, les prestations de services juridiques étaient soumises à procédure adaptée (la seule souplesse résidant dans le fait que cette procédure restait adaptée, quel que soit le montant du marché)[1]
  • par exception, certaines prestations de service juridique étaient exclues du champ de la commande publique[2] :
    • a) Les services de certification et d’authentification de documents qui doivent être assurés par des notaires ;
    • b) Les services fournis par des administrateurs, tuteurs ou prestataires de services désignés par une juridiction ou par la loi pour réaliser des tâches spécifiques sous le contrôle d’une juridiction ;
    • c) Les services liés, même occasionnellement, à l’exercice de la puissance publique.
  • Le solde, c’est-à-dire la représentation en justice et le conseil préparant le contentieux, étant soumis à un régime « très allégé »[3] de passation, ressemblant toutefois à s’y méprendre à une procédure adaptée, soumise strictement donc à publicité et mis en concurrence[4] ;

● Un tel régime était toutefois incompatible avec la position européenne.

Cela ressort nettement d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 6 juin 2019 (P.M., et al. c/ Ministernaad, aff. C-264/18), affirmant qu’en matière de représentation devant les juridictions, la relation entre un acheteur public et son avocat nécessite un fort lien personnel (intuitu personae) et une confidentialité la plus absolue, incompatible avec les obligations de passation des marchés publics.

● Après moult tergiversations et annonces, le législateur français a donc fini par adjoindre les prestations de représentation en justice et de conseil préparant le contentieux (soit, statistiquement, la majeure partie de l’activité de la majeure partie des cabinets d’avocats), à la liste de l’article L. 2512-5 8° du Code de la commande publique.

Ces prestations échapperont donc aux obligations de publicité et mise en concurrence.

Mais, en pratique, il est permis de s’interroger, sur le fait de savoir si ces dispositions vont réellement conduire les acheteurs publics à un véritable changement de politique.

[1] Cf. R. 2123-1 3° du Code de la commande publique

[2] Cf. L. 2512-5 8° du Code de la commande publique

[3] Cf. fiche de la DAJ relative aux « marchés publics de services juridiques »

[4] Cf. R. 2123-1 4° du Code de la commande publique

II . Quelles conséquences pratiques ?

A compter du 8 décembre 2020, il est donc possible, pour les acheteurs publics, de choisir librement son avocat, sans publicité ni mise en concurrence, quel que soit le montant du besoin.

Certains y voient le nécessaire retour, voire la consécration, du lien d’intuitu personae, et du choix libre de leurs avocats par les acheteurs publics.

Au risque de jouer les Cassandre, nous n’en sommes pas certains.

En effet, l’expérience de la soumission de ces prestations aux obligations de publicité et de mise en concurrence a été riche de plusieurs enseignements :

  • D’une part, alors même que, ainsi qu’il a été exposé ci-avant, un certain nombre de prestations de services juridiques étaient exclus du champ de la commande publique, ou soumises à un régime « allégé », la grande majorité des acheteurs publics a préféré sécuriser juridiquement le choix de leurs conseils par une procédure adaptée « classique », voire formalisée, dans le cas d’accords-cadres à bons de commande sans maximum ;
  • Surtout, les acheteurs publics font face à une difficulté réelle, et consubstantielle aux prestations en cause : l’évaluation du « juste » prix des prestations d’Avocat ;

Sur ce point, il convient de relever que ces marchés de prestations juridiques ont fait l’objet de nombreux contentieux, focalisés autour de la question du prix.

Ainsi, l’Ordre des Avocats du Barreau de Paris a tenté, sans succès, de se faire le pourfendeur des confrères pratiquant des prix (anormalement ?) bas (voir, par exemple, TA Lille n°1302656 Ordre des avocats au Barreau de Paris, 20 septembre 2016 ; CAA Douai n°16DA02204 Ordre des avocats de Paris, 15 novembre 2018).

Toutefois, à notre connaissance, rares sont les décisions retenant effectivement cette qualification, en matière de marchés de prestations juridiques (voir, pour un exemple, TA de Cergy-Pontoise, ord. 18 février 2011, n° 1100716).

De manière plus anecdotique, mais symptomatique d’une difficulté réelle, la question de la notation du critère du prix a, très récemment encore, conduit à l’annulation partielle de la procédure de passation d’un tel marché (Conseil d’État, 13 novembre 2020, n° 439525).

Beaucoup d’avocats le confesseront en réalité : les prix pratiqués à l’égard des acheteurs publics sont, en moyenne, nettement plus bas que les prix pratiqués avec des mandants de droit privé.

C’est d’autant plus le cas que le « monopole » des Avocats, issus de la Loi du 31 décembre 1971, est, en réalité, réduit, à portion congrue. Ainsi, pour un grand nombre de prestations de services juridiques, les Avocats sont en concurrence avec d’autres opérateurs, ne disposant pas du titre d’Avocat, pratiquant des prix extrêmement hétérogènes (voir, par exemple, CAA Nantes, 31 mai 2016, N°14NT01012).

Il n’est donc pas certain que les acheteurs publics renonceront, demain, à des prix bas, afin de privilégier le lien d’intuitu personae. Cela ne se fera, dans tous les cas, pas du jour au lendemain, et pas du seul fait des dispositions de la nouvelle Loi ASAP.

Cela passera, nous le pensons, par une meilleure communication des avocats, permettant aux acheteurs publics de porter une appréciation plus précise sur la qualité des prestations réalisées.

En effet, des prix bas sont, comme souvent, synonymes de prestations potentiellement faibles en plus-value, et insatisfaisantes, pour l’acheteur public, pouvant l’amener à résilier le marché, ou à ne plus faire appel à son conseil.

A rebours, une qualité accrue des prestations juridiques s’accompagnera de prix plus élevés que ceux obtenus jusqu’alors, sauf à « fidéliser » les conseils, sur la durée. Tout cela nécessite de tisser (restaurer ?) le lien de confiance, crucial, entre acheteurs publics et avocats, la confiance n’excluant, par ailleurs, pas le contrôle.

Le moment est sans doute venu de se lancer dans un partenariat, gagnant/gagnant.

Kévin Holterbach
Avocat au Barreau de Lille