[Tribune] Référé contractuel : entre revirement et tergiversations

Bien que le référé contractuel ait fêté ses 11 ans révolus (cf. Ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique), il semble, comme le reste du droit de la commande publique d’ailleurs, en évolution perpétuelle.

Dernier exemple en date, une décision du Conseil d’Etat du 27 mai 2020, dont trois points distincts méritent d’être évoqués (et dont les deux premiers sont d’ailleurs tout à fait transposables au référé précontractuel) :

  • D’une part, le Conseil d’Etat revient sur sa jurisprudence relative à l’opérance des moyens soulevés par l’auteur d’une offre irrégulière (1) ;
  • D’autre part, le Conseil d’Etat semble envoyer des signaux contradictoires, en matière de détection d’offre anormalement basse (2) ;
  • Enfin, le Conseil d’Etat précise l’office du juge saisi de la signature d’un contrat postérieurement à la notification d’un référé précontractuel (3) ;

Les moyens pouvant être soulevés par l’auteur d’une offre irrégulière

● Les dispositions de l’article L. 551-14 du Code de justice administrative réservent la voie du référé contractuel aux personnes « qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d’être lésées par des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sont soumis ces contrats ».

Les dispositions de l’article L. 551-18 du même Code précisent que, dans le cas où le juge du référé contractuel est saisi d’une méconnaissance de l’obligation de suspension de la signature (délai de « stand-still », soit entre le moment de l’information des soumissionnaires évincés et de la signature du marché, soit à compter de la saisine du juge des référés précontractuels), la nullité du contrat est conditionnée à la double démonstration que :

  • la méconnaissance de l’obligation de suspension de la signature a privé le requérant de la possibilité de saisir le juge des référés précontractuels ;
  • et que « les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles sa passation est soumise ont été méconnues d’une manière affectant les chances de l’auteur du recours d’obtenir le contrat  ».

● Les dispositions de l’article L. 551-1 du code de justice administrative sont très proches de celles précitées, puisqu’elles réservent le référé précontractuel, aux personnes « susceptibles d’être lésées par des manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence ».

La question de la lésion est centrale : aucun argument n’est susceptible de faire mouche devant le juge des référés précontractuels, en l’absence de lésion, ou, à tout le moins, de risque de lésion, pour le requérant « fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente » (cf. CE, 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n° 305420).

● Partant, et jusqu’à présent, la ligne semblait simple : l’irrégularité d’une candidature ou d’une offre irrégulière rompt tout lien de causalité entre le rejet de la candidature ou de l’offre et les manquements invoqués.

En d’autres termes, l’auteur d’une candidature ou d’une offre irrégulière n’est jamais lésé (référé précontractuel), ou ne peut jamais revendiquer avoir disposé d’une chance d’obtenir le contrat (référé contractuel), car, indépendamment des manquements invoqués, l’irrégularité fait obstacle à l’attribution du contrat (cf. (CE, 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres,  n° 354652).

Les arguments soulevés par l’auteur d’une candidature ou d’une offre irrégulière sont donc inopérants (c’est-à-dire sans influence sur la solution du litige), sauf si l’irrégularité est, précisément, due à des manquements commis par le pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence (CE, 12 mars 2012, Sté Clear Channel France, n° 353826).

L’effet est radical, et cela explique que l’irrégularité de l’offre ou de la candidature est aujourd’hui l’une des principales lignes de défense, en contentieux, l’irrégularité pouvant même être invoquée pour la première fois devant le juge (« La circonstance que le pouvoir adjudicateur n’a pas motivé son rejet de l’offre par son irrégularité est sans incidence sur l’appréciation par le juge des référés de la lésion des intérêts de la société requérante » – cf. CE, 15 février 2013, n° 364203).

D’ailleurs, le raisonnement est le même, en matière de recours en contestation de la validité des contrats (voir, pour un exemple récent, CAA de DOUAI, 27 février 2020, n° 18DA01574).

●  Par la décision commentée, le Conseil d’Etat revient sur sa jurisprudence, et admet que l’auteur d’une offre irrégulière est tout de même fondé à invoquer l’irrégularité de l’offre de l’attributaire :

« En troisième lieu, la circonstance que l’offre du concurrent évincé, auteur du référé contractuel, soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu’il puisse se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du contrat en litige. Tel est notamment le cas lorsqu’une offre peut être assimilée, par le juge des référés dans le cadre de son office, à une offre irrégulière en raison de son caractère anormalement bas ».

Les conclusions de M. Gilles PELLISSIER, rapporteur public, permettent de voir dans cette solution un alignement avec la jurisprudence européenne, laquelle considère que l’auteur d’une offre irrégulière a intérêt à ce que l’offre de l’attributaire soit également déclarée irrégulière, car, dans un tel cas, cela peut contraindre le pouvoir adjudicateur à relancer une procédure de passation, à laquelle le requérant pourra participer (CJUE, 4 juillet 2013, Fastweb, n° C-100/12, § 33).

Bien entendu, à proprement parler, le pouvoir adjudicateur ne serait contraint à relancer la procédure que dans le cas, exceptionnel, ou toutes les offres seraient irrégulières. Néanmoins, ni le juge européen, ni le juge interne n’exigent une telle démonstration, impossible, les éléments de l’offre des sociétés non attributaires n’étant jamais communicables, en application du principe du secret des affaires.

Par conséquent, l’irrégularité de la candidature ou de l’offre d’un requérant ne permet plus de considérer que son recours est dénué de tout risque d’annulation de la procédure de passation ou du contrat.

Méfiance donc !

La détection des offres anormalement basses

Sur ce point, la décision commentée laisse sur sa faim, voire surprend :

« (…) il résulte de l’instruction que les précisions et justifications apportées par la société Madianet ne sont pas suffisantes pour que le prix qu’elle a proposé pour le lot n° 7, inférieur de plus de 60 % à l’estimation annuelle du pouvoir adjudicateur, ne soit pas regardé, d’une part, eu égard à l’ensemble des coûts nécessaires à la réalisation de la prestation, comme manifestement sous-évalué et, d’autre part, de nature, dans les circonstances de l’espèce, à compromettre la bonne exécution du marché ».

L’offre anormalement basse se détecte par la méthode dite du « faisceau d’indices » mais, jusqu’alors, il semblait acquis que la comparaison du montant de l’offre avec l’estimation réalisée par le pouvoir adjudicateur ne permettait aucunement de caractériser une offre anormalement basse.

Les conclusions du rapporteur public semblent toutefois écarter toute idée de revirement de jurisprudence sur ce point :

« Le caractère anormalement bas d’une offre  ne saurait découler de la seule circonstance que le prix proposé par un candidat est beaucoup plus bas que ceux des offres concurrentes ou que les estimations du pouvoir adjudicateur. De tels  éléments sont seulement de nature à laisser penser que l’offre pourrait être anormalement basse, ce  qui doit conduire l’acheteur, comme le prévoient les dispositions de l’article L. 2152-6 CCP (art 53  ordonnance de 2015), à demander au candidat de lui fournir des précisions et justifications sur le  montant de son offre. Ce n’est que si, malgré les justifications fournies, le prix proposé apparaît  toujours en lui-même manifestement sous-évalué que l’acheteur pourra rejeter l’offre comme  anormalement basse (même décision) ».

Ainsi, malgré une rédaction pouvant sembler ambiguë, le raisonnement du Conseil d’Etat distingue bien deux temps successifs :

  • D’abord, la détection d’un motif permettant de mettre en œuvre la procédure contradictoire obligatoire, prévue par les dispositions de l’article L. 2152-6 du Code de la commande publique, imposant d’interroger le soumissionnaire sur la structuration financière de son offre : en l’occurrence, le fait que l’offre de la société était inférieure de plus de 60 % à son estimation annuelle ;
  • Ensuite, l’analyse des explications fournies, en l’occurrence insuffisantes, ce qui permet d’évacuer l’offre comme anormalement basse ;

Il est toutefois regrettable que ni la décision, ni les conclusions, ne détaillent les explications fournies par la société, et leur caractère insuffisant.

Certes, en la matière, le contrôle du juge est limité à celui de l’erreur manifeste d’appréciation.

Toutefois, sans modifier l’office du juge, une rédaction plus didactique aurait été la bienvenue, tant :

  • la question de la détection des offres anormalement basse est importante, complexe, et souvent posées aux services ;
  • la notion et, surtout, la méthode de détection, ne sont clairement définies par aucun texte ;

En effet, les dispositions de l’article L. 2152-5 du Code de la commande publique sont expéditives : « Une offre anormalement basse est une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché ».

Dans ce contexte, la méthode de détection reste définie par la seule jurisprudence.

Il faudrait donc que cette méthode soit claire, et stable, au risque de perdre les acheteurs dans des tergiversations sans fin, ce qui ne peut avoir que deux conséquences :

  • soit un excès de sévérité, ce qui conduira l’acheteur à évacuer à tort des offres compétitives (mais régulières), ce qui fait donc peser un risque juridique sur la procédure de passation ;
  • soit un excès de laxisme, mettant donc l’acheteur à risque de voir son cocontractant défaillir en cours de contrat ;

Or, il nous semble qu’en la matière, la piste est relativement mal balisée.

  • Ainsi, par exemple, l’ « assiette » d’analyse du caractère anormalement bas d’une offre n’a été déterminée que très récemment : l’offre anormalement basse ne peut s’apprécier qu’au regard du prix global de l’offre, et non sur un ou plusieurs postes d’un bordereau (cf. CE, 13 mars 2019, n° 425191).
  • De même, l’absence de toute marge bénéficiaire ne suffit pas à caractériser un prix sous-évalué, dangereux (cf. Conseil d’État, 22 janvier 2018, N° 414860) : « la société Comptoir de négoce d’équipements se borne à soutenir que le montant de l’offre de la société CVELUM correspond au prix d’achat des matériels et ne lui permet pas de faire un bénéfice ; que cette seule circonstance n’est pas suffisante pour que le prix proposé soit regardé comme manifestement sous-évalué et de nature, ainsi, à compromettre la bonne exécution du marché ; que, par suite, la société requérante n’est pas fondée à soutenir que la commune de Vitry-le-François aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en retenant une offre anormalement basse ;
  • Un écart de prix de plus de 50 % entre deux offres n’est pas nécessairement suspect (Cf. CE 4 mai 2016, ADILE de Vendée, n° 396590) ;
  • Même un écart de prix de plus de 46 % avec l’offre classée en 2ème position, et de 238 % avec l’offre classée dernière, ne caractériserait pas un prix manifestement sous-évalué (TA Nantes, 11 avril 2017, Société ISL Informatique, n°1702581).

● Pour évacuer les doutes, certaines méthodes nous semblent devoir être privilégiées.

Nous en citerons deux :

  • La désormais connue méthode dite de la « double moyenne », mise au point par la Fédération française du bâtiment (FFB), consistant :
    • à calculer d’abord la moyenne des prix de toutes les offres ;
    • les offres se situant 20 % au-dessus de cette première moyenne sont neutralisées ;
    • une nouvelle moyenne des offres, hormis celles neutralisées, est calculée ;
    • Sont alors considérées suspectes les offres dont le montant est inférieur de 10 % ou plus à cette seconde moyenne ;
  • La moins connue, mais tout aussi redoutable, méthode des prix pondérés, mise au point par la Direction des Affaires Juridique du Ministère de l’Economie (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/oeap/concertation/autres_groupes_travail/guide-prix-dans-mp.pdf), par application de la formule mathématique suivante :

Pp = P/(%prix + %critère 1 x note 1 + % critère 2 x note 2   …)

Dans laquelle « Pp » est le prix pondéré ; « P » est le prix initial de l’offre ; « %prix » est la pondération du critère prix ; « %critère 1 » est la pondération du critère 1 ; « note 1 » est la note du 1er critère, et ainsi de suite.

Cette méthode permet de mettre en lumière le lien entre le prix et les autres critères de sélection des offres, et, ainsi, de mettre en évidence l’éventuel lien entre un prix faible et une valeur technique (c’est-à-dire une qualité) médiocre.

Si la qualité de l’offre est médiocre, il ne sera pas surprenant que le prix soit faible, de sorte que l’offre ne sera pas anormalement basse.

Ces méthodes mathématiques ont le mérite de garantir une procédure objective de détection des éventuelles offres anormalement basses.

La sanction de la signature d’un contrat malgré la notification d’un référé précontractuel

Enfin, plus anecdotique, mais encore suffisamment rare pour être souligné, la décision commentée prononce une sanction financière, à l’encontre du pouvoir adjudicateur, coupable d’avoir signé le contrat postérieurement à la notification d’un référé précontractuel.

En effet, selon les dispositions de l’article L. 551-4 du Code de justice administrative, « le contrat ne peut être signé à compter de la saisine du tribunal administratif et jusqu’à la notification au pouvoir adjudicateur de la décision juridictionnelle  ».

Ces dispositions doivent être comprises comme interdisant de signer le contrat, non pas à la prise de connaissance, par l’acheteur, de la notification du référé précontractuel, mais à sa réception : « le délai de suspension court à compter non de la prise de connaissance effective du recours par le pouvoir adjudicateur, mais de la réception de la notification qui lui a été faite » (cf. Conseil d’Etat n° 417686 du 20 juin 2018).

Partant, pour bien faire, il faudrait, avant de signer tout contrat de la commande publique, vérifier toutes les boites mails et télécopies des services, ou, a minima, celles figurant dans les documents de la consultation (le plus souvent, dans le règlement de la consultation) plus celles des interlocuteurs habituels de la société sortante, lorsque le contrat a pour objet une prestation déjà externalisée.

En cas de manquement à l’obligation de suspension de la signature du contrat, l’article L. 551-20 du code de justice administrative prévoit que « le juge peut prononcer la nullité du contrat, le résilier, en réduire la durée ou imposer une pénalité financière ».

Selon les conclusions de M. Gilles Pellissier, la rédaction des dispositions précitées laisse une liberté de choix au juge administratif dans l’appréciation de la sanction (« peut »), mais n’en laisse aucune quant au fait d’en infliger une : le juge, saisi d’un cas de non-respect du délai de stand-still, doit prononcer au moins l’une des sanctions prévues.

La sévérité de la sanction s’apprécie, elle, au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, en prenant notamment en compte la gravité du manquement commis, son caractère plus ou moins délibéré, la capacité du pouvoir adjudicateur à connaître et à mettre en œuvre ses obligations ainsi que la nature et les caractéristiques du contrat.

En l’occurrence, le juge administratif condamne l’acheteur au paiement d’une somme de 10.000€, après avoir constaté que la signature n’avait pas pour but de faire échec au référé précontractuel.

Dans un cas relativement récent, le Conseil d’Etat avait condamné un acheteur à verser une pénalité de 20.000€, après avoir constaté une méconnaissance délibéré de l’obligation de suspension de la signature (cf. CE, 25 janvier 2019, n° 423159).

L’échelle de gradation de la sanction est donc, pour l’instant, peu nuancée, ce qui doit inciter les acheteurs à redoubler de vigilance.

 

Kévin Holterbach
Avocat au Barreau de Lille