[Tribune] : focus sur l’impartialité des procédures

Par une étonnante décision du 2 juillet 2020, la Cour Administrative d’Appel de Lyon (n° 18LY03402) considère que le fait que « l’étude de faisabilité ayant conduit à la définition du projet de réhabilitation de l’école primaire » ait été réalisée par un cabinet d’architecte, membre du groupement attributaire, ne permet pas de caractériser une rupture d’égalité entre les candidats.

Cette décision est l’occasion d’effectuer un tour d’horizon des comportements nuisibles à l’impartialité des procédures, et aux moyens de s’en prémunir.

Bien sûr, l’on sait que l’égalité de traitement entre les candidats est un des principes « fondamentaux » (cf. art. 1er du Code des marchés publics abrogé le 1er avril 2016) de la commande publique, au même titre que ceux de libre accès aux procédures et de transparence de celles-ci.

L’impartialité est, de plus, « au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur  » (cf. CE, 14 octobre 2015, n° 390968).

Dans l’imaginaire collectif, ce principe ne recouvre qu’une réalité : celle dans laquelle le pouvoir adjudicateur sait, dès le départ, à quel opérateur il souhaite confier le contrat, et s’arrange pour ce faire, soit en lui confiant, à dessein, des informations sur le besoin, auxquelles les autres soumissionnaires n’ont pas accès, soit en le notant différemment.

En réalité, de tels comportements sont rares et, concrètement, la rupture d’égalité peut provenir de situations bien plus subtiles.

Alors, quels sont les cas susceptibles de rompre l’égalité entre les candidats ? Et surtout, comment y faire face ?

I. La participation d’un soumissionnaire à la préparation de la procédure

Selon les dispositions de l’article L. 2141-8 du Code de la commande publique :

« L’acheteur peut exclure de la procédure de passation d’un marché les personnes qui (…) par leur participation préalable directe ou indirecte à la préparation de la procédure de passation du marché, ont eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats, lorsqu’il ne peut être remédié à cette situation par d’autres moyens ».

Dans le cas tranché par la CAA de Lyon, un cabinet d’architecte, membre du groupement attributaire, avait réalisé, avant de soumissionner, pour le compte de l’acheteur, « l’étude de faisabilité ayant conduit à la définition du projet de réhabilitation de l’école primaire  ».

Pour considérer qu’il n’y a pas eu de rupture dans l’égalité entre les candidats, la CAA opère un contrôle in concreto, et s’appuie sur un faisceau d’indices :

  • a) L’étude réalisée par le candidat a été intégrée dans le document de consultation des entreprises ;
  • b) Une visite des lieux a été « proposée » aux candidats, un descriptif des travaux étant remis aux candidats à cette occasion ;
  • c) le groupement attributaire n’a pas obtenu la meilleure note au critère de la valeur technique,

Sur chacun de ces points, il aurait été intéressant d’en savoir plus.

Sur le point a), il aurait été intéressant de savoir si la définition du projet, retenue par l’acheteur, s’écartait de l’étude de faisabilité, ou, au contraire, se contentait de l’entériner.

Dans le premier cas, il devenait bien sûr plus difficile de soutenir que le cabinet d’architecte était placé dans une situation plus favorable que les autres candidats pour répondre.

Sur le point b), il aurait été intéressant de savoir si le groupement attributaire avait saisi la possibilité de procéder à la visite du site « proposée » (et donc, a fortiori, non obligatoire) et si, dans le cadre de l’étude de faisabilité, l’architecte avait déjà visité le site.

Si tel a été le cas, il aurait pu être soutenu (nous ignorons si tel a été le cas) que le groupement attributaire, ou, a minima, l’un de ses membres, a bénéficié de plusieurs visites du site, ce qui peut donc constituer un avantage pour le candidat.

On le voit, en fonction des réponses à ces questions, la thèse de la connaissance « d’informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence » prend plus ou moins d’épaisseur.

C’est d’autant plus le cas qu’en l’occurrence, l’acheteur avait imparti aux soumissionnaires un délai de 11 jours pour présenter leurs offres, ce qui semble, pour un marché de maîtrise d’œuvre, qui plus est de réhabilitation d’une école (ERP sensible par excellence) particulièrement court.

En l’occurrence, il semble que l’argument emportant la mise est que le groupement attributaire n’a pas eu la meilleure note technique.

Toutefois, il aurait été intéressant de connaître précisément les écarts de points, et les éléments sur lesquels cet écart s’est fait.

En effet, pour écarter tout soupçon, il faudrait pouvoir, en réalité, vérifier que, même s’il n’avait pas bénéficié des connaissances antérieures de l’architecte en cause, le groupement aurait eu la même note technique, et pas une moins bonne note, de nature à faire basculer le classement.

Quoi qu’il en soit, on le voit, dans ce genre de situations, tout est affaire de détails.

Pour éviter tout risque, il n’est d’ailleurs pas possible d’interdire aux titulaires de missions ayant conduit à la définition du besoin et des éléments de la procédure de passation d’y participer.

Seuls ceux ayant eu accès à des « informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence » peuvent être exclus de la procédure, et encore, seulement s’il n’existe pas de solution alternative.

Pour limiter, au mieux, tout risque en la matière, il conviendra donc :

  • de lister de manière exhaustive les informations auxquelles ont eu accès, en amont de la procédure, les prestataires externes chargés d’aider à sa définition, afin de pouvoir les faire figurer précisément dans les documents de la consultation ;
  • de faire également figurer, dans la mesure du possible, dans les documents de la consultation, les documents réalisés par les prestataires ayant concouru à la définition du besoin et des éléments de la procédure ;
  • de fixer un délai de réponse relativement long ;

II. Le conflit d’intérêt

● Constitue une telle situation, selon les dispositions de l’article L. 2141-10 du Code de la commande publique, « toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché ou est susceptible d’en influencer l’issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché ».

En d’autres termes, il s’agit là de situations dans laquelle l’acheteur, ou toute personne intervenant pour son compte, à un intérêt personnel à ce que l’un des soumissionnaires soit désigné.

Il en va ainsi, par exemple, de l’Assistant à Maîtrise d’Ouvrage, en charge de la passation d’un marché, qui l’attribue à un opérateur au sein duquel il a exercé, peu de temps (2 ans) auparavant, des « responsabilités importantes  » (cf. CE, 14 octobre 2015, Région Nord Pas-de-Calais, n° 390968).

Toutefois, la seule existence d’un lien, personnel ou professionnel, entre l’acheteur et l’opérateur, ne suffit généralement plus à caractériser un vice de la procédure de passation.

La position du juge administratif a, sur ce point, rapidement évolué, d’un régime de simple soupçon, à celui d’une preuve rapportée :

  • en 1997, la seule présence, en qualité d’élu, au sein du conseil municipal, du fils, et employé, de l’attributaire d’un lot, suffisait à vicier la procédure (cf. CE, 3 novembre 1997, n° 148150) ;
  • en 2001, le fait qu’un élu ait siégé au sein d’une commission d’appel d’offre ayant rejeté l’offre d’une société dont il a été licencié, ne constitue pas un conflit d’intérêt, dès lors que le licenciement est ancien, et qu’aucun élément ne permet d’affirmer que l’élu en cause ait manqué à son impartialité (cf. CE, 27 juillet 2001, n° 232820).

Le conflit d’intérêt est donc détecté, à la suite d’une analyse concrète des faits de l’espèce, aux termes d’un faisceau d’indices concordants :

  • y’a-t-il un lien quelconque entre un membre du personnel de l’acheteur public ou d’un opérateur agissant pour le compte de l’acheteur public et l’opérateur en cause ?
  • la personne en cause a-t-elle un intérêt personnel à ce que le marché soit attribué à l’opérateur en cause ?
  • la personne en cause a-t-elle pu transmettre à l’opérateur des informations importantes sur la procédure de passation, que les autres opérateurs n’auraient pas eu ?
  • la personne en cause est-elle dans une position lui permettant d’influer de manière déterminante sur la procédure de passation du marché ?

Si la réponse à chacune de ces questions est positive, il y a un risque fort de conflit d’intérêt, obérant la régularité de la procédure.

Ainsi, par exemple, il n’y a pas conflit d’intérêt lorsque le chef de projet, affecté par la société AMO à la passation d’un marché, démissionne pour rejoindre la société désignée attributaire du dit marché, par l’AMO, dès lors qu’il ressort de l’instruction que cette personne n’a eu accès à aucune information importante et/ou sensible, relative à la passation du marché, avant de quitter les effectifs de l’AMO (cf. CE, 12 septembre 2018, n° 420454).

Il n’y a pas non plus conflit d’intérêt, lorsqu’un élu d’une commune est membre du conseil d’administration d’une société dont l’une des filiales se voit attribuer un marché public par ladite commune, dès lors « qu’il ne ressortait pas de ces pièces qu’il aurait eu un intérêt personnel à l’issue de la procédure ou une capacité d’influence particulière sur son déroulement »(cf. CE, 22 octobre 2014, n° 382495).

● Pour limiter les risques de conflit d’intérêt, il faut commencer par effectivement ériger les dispositions de l’article L. 2141-10 du Code de la commande publique en motif d’exclusion, dans les règlements de la consultation.

Il faut ensuite veiller scrupuleusement à ce que les candidats / soumissionnaires certifient sur l’honneur ne pas être en position de conflit d’intérêt (ce qui est prévu par la rubrique F1 du formulaire DC1).

Au niveau des soumissionnaires, il est difficile d’aller plus loin, car comme l’indique une réponse ministérielle du 20 septembre 2016 : « le pouvoir adjudicateur ne peut toutefois exiger des candidats la production de documents portant sur l’actionnariat de la société ou permettant d’établir les liens juridiques éventuels entre le candidat et le titulaire d’un marché d’assistance à maîtrise d’ouvrage (CAA Paris, 6 novembre 2001, Commune de Saint-Maur-des-Fossés, req no 99PA04215). En effet, à l’appui des candidatures, le pouvoir adjudicateur ne peut exiger des candidats que des renseignements ou documents permettant d’évaluer leur expérience, leurs capacités professionnelles, techniques et financières ainsi que des documents relatifs aux pouvoirs des personnes habilitées à les engager » (cf. Rep. Min. n° 49422).

Mais il est possible d’aller plus loin, au niveau des acheteurs, et des intermédiaires des acheteurs.

Ainsi que le recommande l’Office Européen de Lutte Anti-Fraude (OLAF) de la commission européenne (cf. Identifier les conflits d’intérêts dans les procédures de passation de marchés publics concernant des actions structurelles – Guide pratique à l’intention des gestionnaires), il peut être pertinent de faire signer une déclaration d’absence de conflit d’intérêts à toute personne appelée à prendre part à la procédure de passation de marchés, ou, à tout le moins, aux personnes appelées à influer de manière significative sur son issue.

De plus, le pouvoir adjudicateur peut également imposer, contractuellement, à son AMO, de divulguer, sur simple demande, les liens qui l’uniraient aux opérateurs économiques présentant leur candidature lors d’une procédure de passation ultérieure (cf. Rep. Min. du 20 septembre 2016 précitée).

En cas de soupçon de conflit d’intérêt, il conviendra en tout état de cause d’interroger l’opérateur en cause, afin qu’il justifie de l’absence de conflit d’intérêt et, d’une manière générale, que « sa participation à la procédure de passation du marché n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement  » (cf. art. L. 2141-11 du Code de la commande publique).

III. La concurrence déloyale

Cette problématique, plus « éloignée » de l’acheteur, ne fait pas moins peser de risque sur les procédures de passation.

Il s’agit des cas dans lesquels un candidat / soumissionnaire remet en cause l’impartialité de la procédure, au motif que l’attributaire s’est rendu coupable d’un comportement anticoncurrentiel, en profitant de sa position de cotraitant ou de sous-traitant.

Certes, cet argument ne concerne pas directement l’acheteur, mais peut le concerner indirectement, si le candidat / soumissionnaire évincé reproche à l’acheteur public de ne pas avoir mis en place les mécanismes nécessaires à éviter ce type de situation, dans lequel le cotraitant ou sous-traitant, actuel ou passé, a profité de sa position pour obtenir une bonne connaissance de la stratégie commerciale du soumissionnaire, et mettre au point une offre plus compétitive de son côté.

Or, les dispositions de l’article R. 2142-21 du Code de la commande publique n’offrent qu’une réponse partielle :

  • « Les documents de la consultation peuvent interdire aux candidats de présenter pour le marché ou certains de ses lots plusieurs candidatures en agissant à la fois :
  • 1° En qualité de candidats individuels et de membres d’un ou plusieurs groupements ;
  • 2° En qualité de membres de plusieurs groupements ».

Il ne s’agit donc que d’une possibilité, ne concernant que la problématique de double candidature, en tant que candidat individuel et membre d’un groupement.

La question de la candidature, en tant que candidat individuel, d’un sous-traitant, n’est donc pas résolue par ces dispositions.

En tout état de cause, seule « l’existence de pratiques anticoncurrentielles établies peut, justifier qu’une entreprise ou un groupement d’entreprise soit écarté » (Cf. CAA de Paris, 23 novembre 2004, n° 01PA01119), le principe étant que les entreprises puissent présenter plusieurs candidatures, à différents titres.

La marge de manœuvre ouverte aux acheteurs pour sauvegarder l’impartialité de sa procédure est donc, en l’occurrence, très réduite.

Il nous semble toutefois toujours possible de mettre en œuvre une procédure contradictoire, afin d’interroger la ou les société(s) sur les motifs justifiant des candidatures multiples, afin de s’assurer qu’il ne s’agisse pas d’une pratique anticoncurrentielle.

Kévin Holterbach
Avocat au Barreau de Lille